Le Bréviaire d'Isabelle la Catholique


Isabelle de Castille, dite aussi Isabelle la Catholique, reine d'Espagne, naquit en 1450. Elle épousa en 1469 le roi d'Aragon, Ferdinand II. A la mort de son frère Henri IV de Castille, le 11 décembre 1474, Isabelle s'autoproclame reine le jour-même, s'opposant à sa nièce Jeanne la Beltraneja dans une guerre civile qui allait durer quatre ans. La bataille de Toro allait lui assurer la victoire. Elle allait par la suite financer les expéditions de Christophe Colomb dont elle avait su comprendre le génie.

Isabelle la Catholique reçut ce magnifique bréviaire peu avant 1497, des mains de son ambassadeur Francisco de Rojas, afin de commémorer le double mariage de ses enfants, Jean et Jeanne, avec Marguerite et Philippe, les enfants de l'empereur Maximilien d'Autriche et de la duchesse Marie de Bourgogne. 

Le livre a été écrit et enluminé en Flandres, probablement à Bruges, lors de la dernière décennie du XVe siècle. Ses auteurs ont été parmi les plus réputés des artisans et artistes de cette époque.

Le principal peintre du Bréviaire est celui que l'on appelle Le Maître du Livre d'Oraison de Dresde. Gérard Horenbout, que l'on connaît aussi sous le nom de Maître de Jacques IV d'Écosse, est le second réalisateur important de l'oeuvre. Viennent ensuite Gérard David, qui a peint des miniatures magnifiques : l'Adoration des Mages, Sainte Barbara, La Nativité...

Tous les artistes qui participèrent à l'oeuvre sont remarquables par l'aisance du dessin, les expressions vivantes et recueillies des personnages, les gestes qui sont tous dessinés de façon parfaite. Les couleurs sont à la fois douces, éclatantes, mystiques... Elles resplendissent sur les tissus des personnages représentés. Elles donnent une touche que l'on pourrait qualifier de moderne aux bordures, et à toute la décoration marginale qui est à elle seule une oeuvre d'art : branches d'acanthe bleues et dorées, fleurs, insectes et oiseaux représentent la création dans toute sa joie et sa splendeur. Ce Bréviaire est un livre de prières, mais aussi une gaieté de la vie, une affirmation dans une richesse qui n'est bien sûr pas seulement matérielle : c'est celle voulue et permise par Dieu.

Chaque enluminure mène à une réflexion, à un cheminement de la pensée qui est en accord avec les textes religieux, mais aussi avec la destinée historique des souverains espagnols.

Sur le blason des rois catholiques d'Espagne représenté dans le Bréviaire, se trouve l'aigle de l'Apocalypse de Saint Jean. La reine avait une dévotion toute particulière envers Saint Jean. L'aigle est attribué comme symbole traditionnel à ce saint car le prologue de son Évangile, sur le Verbe de Dieu, commence avec une vision pénétrante du mystère, une grande hauteur de vue qui lui provient du Verbe de Dieu lui même.

Isabelle la Catholique avait en conséquence baptisé son fils Jean et sa deuxième fille Jeanne. Encore adolescente, Isabelle avait fait part de son désir de voir cet aigle porter son blason personnel. A une époque où l'Amérique venait d'être découverte, les deux enfants des Rois catholiques, en épousant les enfants de Maximilien d'Autriche et de Marie de Bourgogne, se retrouvaient presque de facto princes de toute la terre. Cette image du blason est ainsi un splendide hommage au couronnement d'une très importante stratégie politique menée à bien, et bâtie sous l'égide de l'absolu.

Une miniature illustre le psaume 109 : Abraham délivrant Lot et récompensé par Melchisédec. Le psaume 109 est un des plus violents passages de la Bible. Il marque la volonté politique liée à l'idée que celle-ci est d'essence divine. Melchisédec est ce personnage mystérieux de l'Ancien Testament, qui n'était pas Juif. Il est sans père, sans mère, sans généalogie. Il n'a ni commencement ni fin de sa vie. Mais il est fait ainsi semblable au Fils de Dieu. Son nom veut dire étymologiquement Roi du monde. Il est le roi de Salem, à la fois prêtre suprême et roi. Salem veut dire paix. Et peut-être que Salem doit être interprétée, dans l'Ancien Testament, comme étant Jérusalem.

Le message de cette page est claire : La volonté du roi exprime la volonté de Dieu, qui se concrétise par des batailles menées et gagnées, où les vaincus et leur descendance sont maudits. C'est le principe même de la Reconquista et de la conquête de Grenade en 1492. Melchisédec n'apparaîtra plus dans la Bible. Sauf dans l'Epitre aux Hébreux de Saint-Paul, chapitre 5 : Et Christ ne s'est pas non plus attribué la gloire de devenir souverain sacrificateur, mais il la tient de celui qui lui a dit : Tu es mon Fils, Je t'ai engendré aujourd'hui ! Comme il dit encore ailleurs : Tu es sacrificateur pour toujours, Selon l'ordre de Melchisédek. Le lien est ainsi fait entre la politique et la Tradition du Monde, dans la lutte contre les ennemis de la foi. Un livre est un rêve qui transporte des valeurs. Un bréviaire est le livre le plus important, ou plutôt le plus utile au catholicisme. Il y a certes le Nouveau Testament. Mais celui-ci est une parole qui vient d'En- Haut. La prière des fidèles vient d'En-Bas, des prêtres sur terre, pour rejoindre le monde surnaturel défini par la religion catholique. Imaginez l'importance du Bréviaire, au XVIe siècle, en Espagne, en pleine apogée de la Reconquista. Imaginez la joie de la reine très catholique, lorsqu'elle reçut ce magnifique ouvrage de la part de Francisco de Rojas. Il ne s'agit pas uniquement d'un livre de prières. Mais d'une définition. Celle de tout en Empire, résultant de toute une stratégie politique menée par une des femmes qui fut une des plus extraordinaires gouvernantes de l'Europe.

C'était une époque où la politique espagnole devenait dominante dans le monde. C'était aussi le moment où l'art de la peinture flamande atteignait des sommets. Le chef d'oeuvre était là. Le rêve achevé du livre qui permettait de cheminer vers les voies de la perfection de l'âme et de ses obligations. Et les personnes qui avaient le plus d'obligations, dans ces monarchies de droit divin, c'était bel et bien les princes qui régnaient. En premier lieu, pour des raisons : ils n'avaient pas droit à l'erreur, le monde était en pleine turbulence. En second lieu, pour des raisons spirituelles : les notions de pêché, de diable, de chute et de rédemption étaient au coeur de l'éthique de cette époque, où le salut de l'âme pour son roi passait par celui de son peuple. La vérité venait d'En-Haut. Mais on oublie souvent que cet En-Haut, c'était l'Église, c'était, encore plus haut, Dieu et le message du Christ et de ses apôtres. Le rôle d'un roi ou d'une reine consistait en celui d'une sorte d'interface entre le Haut et le Bas. Le roi était chrétien, et il tenait son pouvoir de la Sainte Trinité. Cette articulation du pouvoir était loin d'être sommaire. Elle était d'une complexité, d'une richesse incroyable. Parce qu'il fallait bien composer la force de cette destinée mystique avec le réalisme de la vie et de la société quotidienne. Le but n'était pas de faire souffrir le peuple, de le terroriser ou de le ruiner. C'était l'inverse qui était demandé grâce à cette obligation et nécessité divine du pouvoir. La charité, l'espérance, la noblesse d'âme permettaient de comprendre le sens de l'Histoire tout en aménageant au mieux les conditions de vie des autres, de ceux qui sont en-dessous... La prière dans cette théogonie était fondamentale. Parce qu'elle seule permettait de voir clair au fond de soi, d'accepter la misère des autres, et de trouver un soutien invisible pour accomplir son destin, tel que Dieu le demandait. Et ce bréviaire, ce livre de prières, de textes sacrés, devait à la fois mener au cheminement vers le divin, tout en rappellant le contexte dans lequel la lectrice allait le lire : elle était reine. Et son royaume était en train de recouvrir le monde, cinq siècles avant la mondialisation. D'où la richesse des enluminures, la magnificence des dessins lors des thèmes traités. Il serait une erreur de ne voir que du luxe royal dans une telle représentation. Il s'agit du royaume, qui est représenté. Il s'agit d'une reine qui a des choix à faire, tous les jours. Il s'agit d'une politique, reposant comme toutes les politiques, sur le pouvoir et sur l'art, sur la réflexion et la volonté de bien faire. Cette dimension géostratégique du Bréviaire d'Isabelle la Catholique n'a échappé à aucun de ses commentateurs.

Il suffit de regarder quelques images du Bréviaire, pour comprendre ce sentiment de paix et d'équilibre qui clôturent chaque instant de guerre ou de combat précédant le recueillement. Nous assistons à une volonté, pour aller du mal au bien, grâce à l'Esprit Saint. Une indication sur l'enluminure est très précise : Et tenebrae non aprehenderunt... Et les ténèbres ne l'ont pas prises. Ce combat, sans cesse recommencé de la civilisation pour arriver à la lumière et la vérité, c'est à Isabelle la reine Catholique de le mener, à chaque jour, à chacune de ses prières ou méditations. Et c'est par son intermédiaire que ses sujets connaîtront cet égrégore, en appliquant les règles qui sont celles de son royaume et de sa politique. Le fait que les peintures et symboles représentés lui soient adressés, puisque c'est elle qui reçoit le Bréviaire pour l'utiliser, prouve bien que sa tâche est une ascèse de tous les jours. On pourrait dire un combat extrême de tous les jours. Et elle-même, qui est une reine, est avant tout une simple catholique. Elle est soumise à la même discipline de perfectionnement, bien plus difficile que celui de ses sujets, puisqu'elle est reine et que ses responsabilités sont donc plus grandes. Nous sommes bien au coeur du débat, sur la définition du pouvoir, et sur les règles chrétiennes, qui sont les mêmes en Haut comme en Bas. En ce sens, le magnifique Bréviaire est un des plus beaux et plus luxueux livre du monde, et il est aussi riche d'enseignements, d'équilibre spirituel, et de cette force religieuse qui transcende la politique pour toucher au chef-d'oeuvre de l'humain cherchant Dieu.

On ne sait pas ce que devint le Bréviaire à la mort d'Isabelle la Catholique. Un bréviaire n'était pas considéré comme une oeuvre de littérature ou de philosophie. Il n'était pas recensé dans le catalogue des livres du palais de l'Escurial. Il aurait été par la suite transféré en Angleterre à l'occasion de l'invasion de l'Espagne par Napoléon. Peut-être à cause des pillages commis par les Français lorsqu'ils occupèrent Madrid et ses environs en 1809. En tout cas, il réapparut dans la première moitié du XIXe siècle dans la collection particulière d'un bibliophile anglais, John Dent, qui était membre du parlement et banquier. Il sera par la suite acheté par le British Museum en 1851.

Ace sujet, Janet Backhouse, qui fut la conservatrice des manuscrits enluminés de la British Library, écrivit : Le Bréviaire d'Isabelle la Catholique est un des plus précieux joyaux de l'immense collection de manuscrits de la British Library, une oeuvre qui reflète aussi bien l'histoire artistique que politique de son époque... Cette acquisition constitue un des achats de manuscrits enluminés les plus importants dans l'histoire du British Museum et de sa bibliothèque.

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