L’énigme de l’atlas dieppois


Pourquoi trouvait-on dans le petit port normand, au XVIe siècle, certains des meilleurs cartographes d’Europe ? Et comment ont-ils fait pour reproduire, en 1547, les contours de l’Australie, alors que cette île n’avait pas encore été répertoriée ? L’écrivain voyageur Gilles Lapouge se penche sur ces mystères.

C’est un magnifique trésor oublié que viennent d’exhumer les éditions M. Moleiro de Barcelone : l’«Atlas Vallard». Réalisées à Dieppe en 1547, les cartes qui le constituent étaient en effet conservées jusqu’à présent dans la Huntington Library de San Marino, en Californie, enveloppées de silence et d’ombres. Depuis leur création, elles étaient passées notamment entre les mains de Talleyrand – qui les fit relier en 1805 –avant de partir au loin. Les quinze cartes hydrogéographiques que l’on découvre dans l’«Atlas Vallard» sont un éblouissement. L’élégance de leurs lignes, leurs enluminures d’or, de vermillon et d’azur, les roses des vents qui constellent les océans, les figures qui embellissent les continents, tout cela compose un joyau. Sur ces cartes, les bateaux vont comme des aveugles. Ils tâtonnent. Les lointains sortent doucement du néant. Les marins abandonnent la monotonie de la douce Europe pour arpenter l’inconnu, entre les gouffres et les songes. Ils «boulinent» dans les bouts du monde : Canada, mer Baltique, Islande, cap d’Ambre et cap Marie de Madagascar, Moluques, Terre-Neuve. Au-delà se profilent les provinces d’un empire inconnu, aléatoire, fantôme. Plus loin, grondent des océans que les caravelles inventent à mesure que le vent les y conduit.
Chacune de ces cartes est une malle au trésor. Faites jouer le cadenas de bronze et de rouille et il en sortira des odeurs de goémons, des marins, des siècles et des naufrages, des aquilons, des dérives, des astrolabes. Mais cela, c’est seulement le côté visible de la carte. Il y a aussi l’«invisible» : les secrets que ses dessins murmurent à ceux qui interrogent ses transparences. L’«Atlas Vallard» soulève une première énigme : comment prit forme cette école de cartographie de Dieppe qui réunit au XVIe siècle des cosmographes d’exception et produisit notamment ce chefd’oeuvre ? Les grands ateliers cosmographiques, en ce milieu du XVIe siècle, ne sont pas, en effet, français. Ils sont portugais, majorquins et catalans. L’Italie compte des centres réputés : Pise, Venise ou Gênes. Et voici Dieppe. Ce n’est pourtant pas une grosse ville. Simple village de pêcheurs en 1030, la guerre de Cent Ans ne l’a pas épanoui. Mais, en 1515, François Ier devient roi de France. Le souverain est furieux. Il n’admet pas que deux nations, le Portugal et l’Espagne, avec la bénédiction du pape espagnol Alexandre VI, un Borgia, se partagent les lointains du globe. Il encourage donc les équipages français à appareiller pour le «grand dehors». Les marins dieppois, soutenus par de puissants armateurs locaux, tel Jean Ango, font la course en tête. Ils voguent sur beaucoup de mers, à la recherche des épices de l’Asie, des perroquets du Brésil, des neiges du Canada. Entre 1530 et 1560, s’épanouit ainsi à Dieppe une compagnie de cartographes talentueux : Jean Rotz, Guillaume Brouscon, Pierre Desceliers, Guillaume Le Testu. C’est dans ce contexte qu’est achevé, en 1547, notre atlas, dit «Atlas Vallard».
Ce Vallard n’est pas très connu, même pour les historiens qui se sont penchés sur son grand oeuvre. Vallard fut sans doute le premier propriétaire du trésor. Mais alors, qui fut l’auteur des cartes ? Pour Luís Filipe F.R. Thomaz, directeur de l’Institut d’études orientales de l’Université catholique de Lisbonne, ce fut soit un Portugais, soit un homme qui eut accès à des modèles portugais perdus. Deux étrangetés confortent cette hypothèse : la plupart des noms portés sur les cartes sont portugais, non français. Et, surtout, seuls des marins portugais pouvaient connaître certaines informations divulguées dans ces planches. C’est le cas des cartes consacrées à l’océan Indien oriental (archipel malais, îles de la Sonde). Celui-ci était alors moins familier que l’océan Indien occidental dont le planisphère de Cantino nous avait déjà procuré, dès 1502, une image rigoureuse. Les trois premières cartes de l’«Atlas Vallard» évoquent la péninsule indochinoise, les îles Sumatra ou Bornéo, les petites îles de la Sonde et, semble-t-il, les côtes septentrionale, orientale et occidentale d’un continent qui n’existe pas encore, l’Australie. Comment un «cartographe anonyme» et ses compagnons dieppois ont-ils donc pu, dès la première moitié du XVIe siècle, fournir le portrait tremblé d’une Australie qui ne sera abordée qu’en 1605 par le Hollandais Willem Janszoon, et découverte seulement en 1770 par Thomas Cook ?
Pour comprendre cette bizarrerie, un détour par Lisbonne s’impose. Depuis le milieu du XVe siècle, les Portugais règnent sur les mers. Grâce à leurs caravelles, ils ont reconnu la côte occidentale de l’Afrique. En doublant le cap de Bonne- Espérance en 1487-1488 (avec l’explorateur Bartolomeu Dias), ils ont démontré que Ptolémée avait dit une grosse bêtise le jour où il avait raconté qu’aucun passage ne reliait l’océan Atlantique à l’océan Indien. A l’ouest, ils ont mis la main sur le Brésil. Ils furètent sur les mers asiatiques les plus lointaines. Il n’est donc pas exclu que des marins portugais, aventuriers ou négociants, familiers des îles de la Sonde, aient poussé au-delà de Timor, vers le sud, grâce à des vents favorables, en direction de l’Australie distante d’à peine 320 miles. D’autant que les Portugais connaissent alors la légende malaise qui parle d’une île dont les plages sont en or. Pour l’historien Luís Filipe F. R. Thomaz, quelques têtes exaltées ont probablement cherché ces îles d’or. Cela aurait été le cas de João Alfonso, le «pilote de l’Algarve» qui, après avoir longtemps croisé dans les mers du Sud, gagna la France, prit le nom d’Alfonse de Saintonge et inspira plusieurs cartographes de Dieppe. La boucle est bouclée : ce Portugais, ou un autre, aurait pu fournir aux cartographes de Dieppe ces renseignements sur l’Australie, dénommée sur notre atlas «Terra Java».
Mais alors, comment expliquer que les ateliers de Lisbonne ne l’aient, eux, jamais dessinée ? Sans doute parce que le siècle des Grandes Découvertes fut aussi celui du grand mensonge. A l’époque, en effet, tous les équipages s’espionnent, racontent des bobards, taisent leurs trouvailles, un peu comme nous nous gardons de dire à nos voisins que nous avons repéré un coin à champignons. Au Portugal, le mensonge n’est pas une indélicatesse. C’est un devoir. C’est aussi une question de survie. Au temps de Joño II le Prince Parfait, ou de son successeur, son cousin Manuel Ier le Fortuné, un cartographe portugais qui ne mentait pas ne faisait pas de vieux os : s’il livrait à un concurrent les secrets de la Terre, on lui coupait le cou. Comme tous les atlas hydrogéographiques et les portulans (les cartes marines de la Renaissance indiquant les ports et le contour des côtes), l’«Atlas Vallard» fait la part belle aux îles.
Les îles de la Renaissance tardive éprouvent, comme disait l’académicien du Grand S iècle Bernard le Bouyer de Fontenelle, une «difficulté d’être». Certes, les marins en découvrent beaucoup, mais s’ils sont capables de déterminer leur latitude, grâce à l’étoile polaire dans l’hémisphère Nord et au soleil dans l’hémisphère Sud, ils n’ont aucun moyen de connaître le méridien sur lequel elles règnent. Ils ne savent pas calculer leur longitude, c’est-à-dire la position qu’elles occupent entre le levant et le couchant, car les horloges, les appareils à dire le temps, sont encore incertains.
Il faudra attendre le XVIII e siècle pour que des horlogers talentueux, le Suisse Ferdinand Berthoud, l’Anglais John Harrison et le Français Pierre Le Roy, usinent, à l’initiative de Newton, des chronomètres capables de dire l’heure exacte et de la conserver. En attendant ce progrès technique, les marins de la Renaissance aperçoivent des îles mais ils ne savent pas où les mettre. Ou plutôt, ils les installent sur le portulan au petit bonheur et presque à l’aveugle. Les îles de ce temps-là sont des îles en partance. Nous pouvons accompagner leurs pérégrinations. Elles vont et elles viennent. Elles disparaissent. Elles passent comme des brumes. Elles se dissipent, se cachent et reviennent. On les guette à l’Occident et c’est à l’Orient qu’elles surgissent.
De toutes ces îles, ma préférée croise dans l’Atlantique. C’est l’île São Mateus ou São Mathias, signalée sur la sixième carte de l’«Atlas Vallard» consacrée à l’océan Atlantique, sur la route qui joint les Canaries au détroit de Magellan. São Mateus est aperçue d’abord par l’espagnol García Jofre de Loaísa, en 1525. Elle commence alors sa vie aventureuse. Championne de «surf géographique », elle fait des glissades inouïes à la surface des mappemondes. Plus tard, on la retrouve plus à l’est, à 800 milles nautiques. D’autres lui font franchir l’Atlantique jusqu’à devenir l’île Fernando de Noronha, au nord du cap São Roque, au nord-est du Brésil. Deux expéditions françaises, l’une en 1817, l’autre en 1833, la cherchent et ne la trouvent pas. En 1883, le «Diccionario de Geographia Universal por uma sociedade de homens de sciencia» la cite mais, la situe à l’intérieur des terres, en Guinée. Une «île de terre ferme», comme dirait Don Quichotte. On en conclut souvent que São Mateus appartient au genre des îles inexistantes. Je préfère parler d’une île fantastique. Elle aura subsisté trois siècles, et peut-être est-elle encore de ce monde ? Elle aura triomphé des nouveaux chronomètres de Newton. C’est tout à son honneur, et à notre plaisir : sur cette planète aujourd’hui reconnue de part en part, réduite à un graphique de GPS, purgée de ses incertitudes, «mise en carte» et sommée d’obéir à ses cartographes, à ses mathématiciens, à ses électroniciens, à ses législateurs et à ses gendarmes, l’île São Mateus, plutôt que de se soumettre et de rentrer dans le rang comme toutes ses collègues, garde sa liberté. Comme sur l’«Atlas Vallard », son spectre continue à bourlinguer dans les beautés de la mer, entre dérive et résurrection.

Un monde incomplet et sens dessus dessous
Ceci est un montage des quinze cartes de l’«Atlas Vallard» (1547). Elles ont été ici retournées. Dans l’original, elles montraient le nord en bas suivant la géographie musulmane. Copiant des cartes nautiques, l’atlas met en valeur côtes, ports et îles plutôt que l’intérieur des terres : Paris ou Londres n’y figurent pas. Par ailleurs, un trou spectaculaire figure au centre de l’Afrique.

Géographie et mythes de l’Orient

Cette carte, le sud en haut, représente une partie de l’Asie (côte occidentale de l’Inde, Iran et Arabie), et de l’Afrique (sa corne). Ouvrant sur l’océan Indien, la mer Rouge est à droite, le golfe Persique à gauche. Voici quelques clés pour comprendre le langage des cartes de l’époque. 1 En ce temps-là, la mer Rouge est interdite aux navigateurs chrétiens, suite à la conquête de l’Egypte par les Ottomans, en I5I7. On y trouve donc très peu de noms de villes. Deux dessins de temples évoquent ici Médine et La Mecque. 2 Bien que conçu sous la Renaissance, l’atlas fait perdurer un mythe médiéval : celui du royaume chrétien du Prêtre Jean, représenté assis sur un trône. Au XIIe siècle, on le faisait résider en Asie, peuplée, pensait-on, de chrétiens nestoriens. Puis on l’imagina en Ethiopie au XIVe siècle. 3 Les sources du Nil restent mystérieuses pour les cartographes de la Renaissance. Ici, le fleuve descend de la terre du Prêtre Jean, non loin d’une cité lacustre : sans doute le lac Tana où séjournait la cour éthiopienne. 4 Les marges de certaines cartes sont enrichies de références mythologiques. Ici, un banquet pour les fiançailles de Jupiter et Junon.

Le premier tracé du Queensland
Comme les autres, cette carte se lit le nord en bas. Elle représenterait la côte est de l’Australie. La présence de noms portugais semble indiquer que, plus de deux siècles avant Cook, des marins lisboètes avaient déjà abordé le continent. Parmi eux, le futur cartographe João Afonso, dit Jean Alfonse de Saintonge. C’est lui qui aurait donné à l’école de Dieppe les détails sur cette terre. 1 Pour le journaliste scientifique australien Peter Trickett, c’est le Queensland qui apparaîtrait sur cette carte. Le Rio Darena serait ainsi le premier nom donné à l’Endeavour River. 2 L’île de Java, que les Portugais avaient déjà découverte, est représentée comme touchant l’Australie. Signe peut-être que c’est de cette île qu’ils sont partis pour atteindre la côte australienne. 3 A cette erreur de distance entre Australie et Java (voir n° 2 ci-dessus) s’ajoute une confusion dans les enluminures figurant à l’intérieur des terres. Celles-ci évoquent plus le Sud-Est asiatique que le continent australien : récolte de noix de coco, maisons de bois sur pilotis…

A la croisée des vents, la mer Egée

Bien qu’il se fonde sur des cartes nautiques, cet atlas n’avait pas pour dessein de servir à des fins pratiques. Pour les cartographes dieppois, il s’agissait d’abord de transmettre une image du monde. 1 Les cartes de l’atlas – comme ici celle de la mer Egée (la Crête, appelée Candia, figure en bas) – sont constellées de roses des vents dont les 32 directions correspondent à autant de lignes de «rhumbs», les aires des vents. La fleur de Lys sur la rose des vents indique le nord. 2 Toutes les cartes comportent une échelle, graduée en lieues. Les traits verticaux délimitent une distance de 10 lieues, et les points, de 2 lieues. Mais ces lieues correspondaient à une distance arbritraire. La lieue a ici une longueur de 7,7I6 km ce qui n’est pas usuel : à l’époque, elle indiquait une distance de 6,349 km. 3 Contrairement aux autres cartes, celle-ci n’est pas inspirée d’une carte marine portugaise mais probablement d’un modèle vénitien, comme le suggère le toponyme italien «Candia», pour la Crète.
 

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