À la découverte d'un herbier cosmique


Après les fêtes, rien de tel que quelques recettes aux plantes pour entamer une detox en douceur. Le conseil de Beaux Arts ? Rincez-vous l’oeil avec ce stupéfiant traité enluminé du xve siècle, reproduit en facsimilé par les éditions d’art Moleiro. Ensorcelant… Par Sophie Flouquet
 
Connaissez-vous la mandragore ? Cette plante vivace réputée depuis l’Antiquité, qui pousse principalement dans le Bassin méditerranéen, a alimenté bien des légendes. Ses propriétés hallucinogènes ont été à la base de multiples décoctions aux vertus plus ou moins magiques. Gare toutefois au surdosage. À faible dose, elle est un bon antidépresseur mais aussi un antalgique ou un aphrodisiaque. À moyenne dose, elle se mue en sérum de vérité ou en narcotique. Mais ingérée en trop grande quantité, elle devient un poison tout simplement mortel. Au IIIe siècle avant J.-C., pendant les guerres puniques, le Carthaginois Hannibal aurait quitté son camp en laissant derrière lui des amphores empoisonnées à la mandragore. Les sorcières du Moyen Âge avaient la réputation de l’utiliser en encens ou, mieux encore, de s’en enduire les muqueuses et les aisselles afin d’entrer rapidement dans des transes mystiques. Pour cela, il fallait néanmoins respecter quelques règles de cueillette : ramasser la plante de nuit après avoir tracé un cercle autour d’elle, en ayant pris soin de se boucher les oreilles à la cire, sous peine de ne pas pouvoir supporter les cris d’agonie stridents du végétal…
Outre ses propriétés, c’est aussi l’aspect même de la mandragore qui a suscité les fantasmes les plus fous. Constituée d’une longue tige malodorante, elle se poursuit en terre très profondément, parfois jusqu’à un mètre, en deux rhizomes, qui s’apparentent à deux longues jambes brunes et à un sexe. D’où cette forme stupéfiante qu’elle a pris dans de très nombreuses images anciennes : celle d’une plante anthropomorphe. La mandragore est figurée sur de nombreux manuscrits anciens. L’une de ses représentations les plus fascinantes, un homme à tête de plante, orne le feuillet d’un très précieux manuscrit, connu sous le nom générique de Tractatus de Herbis. Cet incroyable herbier est un chef-d’oeuvre de l’illustration botanique dont l’histoire demeure obscure. On sait, grâce à une étude de sa graphie, qu’il a été écrit et enluminé vers 1440 en Italie, dans un atelier lombard.
 
Merveilles de la botanique médiévale
Conservé (sous la cote Sloane 4016) parmi les 25 000 manuscrits médiévaux de la British Library de Londres – l’institution conserve bien d’autres trésors tels que le Codex Sinaiticus (l’un des deux plus anciens manuscrits de la Bible), les Évangiles de Lindisfarne (bijoux de l’enluminure médiévale) ou encore le carnet de Vinci – ce dernier n’est presque jamais présenté au public, même si ses planches numérisées sont visibles sur le site Internet de la bibliothèque. Mais comme d’autres ouvrages rares des collections publiques européennes et américaines, il a fait l’objet d’une audacieuse réédition intégrale en fac-similé par la maison espagnole Moleiro. Celle-ci est accompagnée d’un imposant volume d’étude rédigé par l’historien Alain Touwaide, du Smithsonian Institute for the Preservation of Medical Traditions, véritable enquête historiopaléographique qui permet de comprendre la genèse complexe de l’ouvrage. Feuilleter les 109 folios de parchemin de cette singulière compilation revient en effet à s’immerger dans les merveilles de la botanique médiévale. Au fil de ses quelque 500 illustrations, apparaissent tous types de plantes, occidentales mais aussi exotico-orientales, simplement assorties de leur nom. S’y glisse aussi, çà et là, un bestiaire étonnant, volailles, poissons ou invertébrés étranges. Et même quelques figures humaines dont ces personnages cueillant à même l’arbre des cerises, peintes comme de grosses grappes, ainsi que des minéraux, parmi lesquels le cinabre, un minerai de mercure lui aussi connu pour être un poison. Contrairement aux autres traités à l’iconographie proliférante, les plantes sont ici figurées hors de terre, sans élément décoratif supplémentaire, regroupées comme dans un vaste cabinet de curiosités. Le trait de l’enlumineur se fait parfois presque abstrait : les végétaux, ainsi stylisés, confèrent alors une modernité picturale à l’ensemble.
Autre singularité, le Tractatus de Herbis est un traité… sans traité ! Les plantes, animaux ou minéraux y sont seulement accompagnés d’une légende, rédigée à l’occasion dans différentes langues afin d’en faciliter l’identification. D’où ces questions : pourquoi avoir produit une simple compilation d’images, sans même proposer de texte pour l’interpréter ? À quoi pouvait donc servir un tel ouvrage ? Des traces d’usage sur les pages indiquent en tout cas qu’il n’était pas un manuscrit d’apparat.
 
Herbe hypéricon et poux d’éléphant
Comme l’analyse minutieusement Alain Touwaide, ce Tractatus appartient à un groupe d’ouvrages similaires diffusant un discours universel sur les plantes par l’image, lointain dérivé de traités de médecine plus anciens. Tout dans cet album de botanique est ainsi sélectionné à des fins thérapeutiques : il y a là un compendium des ingrédients destinés aux apothicaires et physiciens pour élaborer des remèdes, toute la matière première de la pharmacopée médiévale. Ces plantes aux noms étranges, herbe hypéricon ou poux d’éléphant, ne sont autres que des drogues médicinales. Poussant l’analyse, Alain Touwaide a toutefois décelé un certain nombre d’erreurs et d’approximations. Comme le musc du chevrotain, sécrété par ses glandes anales – on croyait alors qu’il était produit par les testicules –, mais confondu avec le castoréum, produit par le castor. Selon la légende, lorsque le castor, pris en chasse, sent la capture proche, il s’émascule, empêchant ainsi tout prélèvement de musc. Dans notre manuscrit, c’est bel et bien un chevrotain qui fait de même… D’où un trouble sur l’intérêt d’un tel manuel médicinal induisant en erreur sur la nature des matières médicales… La confusion s’explique aisément : le savoir écrit s’est dilué d’un manuscrit à l’autre, au cours du Moyen Âge, du fait de mauvaises retranscriptions. Notre ouvrage serait lui-même la copie d’une version du XIIIe siècle. Au point qu’à la fin du XVe siècle, notamment en Italie, plusieurs médecins s’indignèrent des dangers d’une telle perte de connaissances. D’où une grande entreprise de correction et l’appel d’un certain Leoniceno (1428-1524) qui préconisa l’abandon des livres médicaux disponibles au profit d’un retour aux traités antiques, à l’image du De materia medica de Dioscoride et de l’Histoire naturelle de Pline. Qu’importe ! La plongée dans notre étonnant Tractatus de Herbis n’en est pas moins passionnante pour ce qu’elle nous enseigne de l’histoire de la pharmacopée et pour son illustration d’une extraordinaire fantaisie.
 
Des livres de folie ! C’est là le métier de l’édition, loin, très loin, du livre numérique mais en recourant malgré tout à des techniques sophistiquées. Depuis plus de vingt ans, la maison d’édition Manuel Moleiro, installée à Barcelone, s’est lancée dans une aventure un peu folle. Celle de rééditer en fac-similé, avec reliure en cuir estampé et reproduction à l’identique de tous les feuillets, quelques-uns des plus grands manuscrits enluminés de l’histoire de l’art (occidentaux et orientaux) tels que les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, le Livre de chasse de Gaston Phébus ou la Bible de saint Louis, mais aussi des atlas et portulans anciens. Soit des «quasi originaux» selon les mots de l’éditeur. Imprimés chacun à 987 exemplaires et certifiés devant notaire, ils sont le fruit d’un long et patient travail, qui débute par des négociations parfois ardues avec les grandes bibliothèques publiques détentrices de ces trésors – celles-ci doivent accepter de laisser photographier en très haute définition tous les feuillets. Pour chaque manuscrit «cloné», il faut donc un minimum de deux ans de travail, souvent beaucoup plus, afin de parvenir à la qualité de reproduction souhaitée. Chaque ouvrage est par ailleurs accompagné d’un épais volume de transcriptions, commentaires et explications de texte, confié à d’éminents spécialistes, qui relève à lui seul du beau livre. Le prix pour s’offrir de telles raretés est à l’avenant, entre 2 000 et 20 000 €… Tractatus de Herbis (Sloane MS. 4016) • éd. Moleiro Édition première, unique, numérotée et limitée à 987 exemplaires certifiés par notaire • volume de commentaires rédigé par Alain Touwaide • 512 p.

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